« Quand on est en face des dégâts effroyables, matériels et plus encore humains, causés par la barbarie, le mépris, l’avidité, le mensonge et le déni de justice inscrit dans l’ordre établi, dans ses institutions et ses mœurs, tolérer c’est se rendre complice », expliquait Alain Accardo dans la préface qu’il a donné au sulfureux livre de l’anarchiste Albert Libertad (1875-1908), Le Culte de la charogne. Dans un essai ayant pour titre Le Petit-Bourgeois Gentilhomme, le sociologue enfonce le clou pour dénoncer l’enlisement des classes moyennes dans les marécages du capitalisme. Avec un sacré mordant, Accardo dissèque les « petits possédants possédés » et les « roturiers qui rêvent d’anoblissement ». Un exercice de socioanalyse grinçant, mais pertinent.
Le constat n’est pas nouveau, mais il devient urgent de briser le moule dans lequel les classes moyennes s’engouffrent avec la bénédiction des ténors sociaux-démocrates du PS, du PCF, de la CFDT ou de la CGT. De trahisons en décompositions, impliquée dans la logique des compromis, la gauche productiviste et réformiste en arrive à essayer de gérer au mieux le capitalisme promu au rang de « forme achevée de la démocratie et même de la civilisation ». Aux oubliettes l’internationalisme prolétarien. Tant pis pour les camarades du bout du monde qui crèvent la gueule ouverte. La gauche libérale peut verser sur eux des larmes de crocodiles en feignant d’oublier que le développement des pays capitalistes ne peut se faire « qu’au prix d’une meurtrière paupérisation des autres peuples ».
Qui peut ignorer ce qu’est l’horreur économique ? « On sait quelles catastrophes elle provoque, jour après jour, sur la planète ; on sait à quoi servent la Bourse, les marchés financiers, la Banque mondiale, le FMI, l’OMC, le G7… qui font du monde un cloaque moral où des millions d’êtres humains sont condamnés à croupir, de la naissance à la mort », martèle Accardo en s’interrogeant sur la nature de nos démocraties qui sont quotidiennement sources de souffrances, d’humiliations, d’exclusions, d’oppressions pour des dizaines de millions de personnes sous toutes les latitudes.
En ces temps de bâtardise sociale et de collaboration de classe, tous les mensonges et tous les reniements sont permis. L’imposture est générale. L’obsession de l’enrichissement justifie le pire. « Notre société du rendement et de l’efficacité a créé un nouveau type de personnalité programmé par et pour la guerre économique, assure Accardo. L’homme (ou la femme) accompli-e de notre temps est un-e conquérant-e qui se doit d’aller de l’avant avec réalisme et sans états d’âme, une sorte de marine diplomé-e, dressé-e à tuer pour ne pas être tué-e. »
Dans tous les domaines (administrations, sécurité, santé, éducation, culture, loisirs…), les classes moyennes fournissent aux aristocraties dominantes les forces auxiliaires indispensables au maintien du capitalisme. Obnubilés par la sacralisation de l’argent (objectifs, bilan, primes, crédits, intérêts…), nos contemporains sont comme des chevaux au fond d’une mine. « Ils tirent aveuglément leurs wagonnets sans autre souci que leur picotin, résume Accardo. Que serait la logique du grand capital sans l’intervention zélée, compétente et convaincue de ces myriades d’auxiliaires salariés qui optimisent le fonctionnement de la mécanique à broyer de l’humain, contribuant ainsi à la “banalisation du mal” dont parlait Hannah Arendt ? »
Hier, des foules ont prêté main-forte aux pires machineries fascistes et totalitaires en assurant qu’elles ignoraient qu’elles envoyaient leurs semblables à l’abattoir. Aujourd’hui, rebelote. La volonté de ne pas savoir fédère des hordes de lâches et de profiteurs bien calés devant leurs émissions télévisées ou radiophoniques anesthésiantes. « Pour le capitalisme, la meilleure population, la plus réceptive, la plus docile et la plus enthousiaste, serait une population complètement atomisée et infantilisée d’adolescents perpétuels dont les liens de solidarité serait réduits à des échanges groupusculaires, fusionnels et festifs, une population de consommateurs effrénés, dont les membres n’auraient plus rien en commun que le projet de jouir ensemble, de « s’éclater » indéfiniment », remarque Accardo. Joli monde que ce monde-là. D’un côté, une société de no life friqués gavés avec des consoles Wii, des musiques en tubes, des produits de luxe, des assiettes archi pleines, une société égoïste incapable de tempérer l’avidité de ses désirs, de limiter sa consommation, de modérer ses dépenses, de contrôler ses pulsions. De l’autre côté…
Alain Accardo dénonce « l’aveuglement idéologique, l’archaïsme politique et l’irresponsabilité » des dirigeants qui laissent croire que « nous allons pouvoir indéfiniment fonder notre prospérité sur le pillage et la misère du monde ». Que faire pour bousculer des millions d’êtres humains soumis, consentants et joyeux, au dieu Pognon ? Que faire pour rabattre le caquet aux sous-vizirs et autres aspirants mamamouchis « qui jouent ridiculement au calife et se prêtent à tant d’avilissantes mascarades en croyant faire la preuve de leur excellence ou de leur distinction » ?
Le disciple de Pierre Bourdieu nous propose une tonique socioanalyse qui sera utile à celles et à ceux qui n’attendent pas le Grand Soir des vieilles fables gauchistes. Si le règne du capitalisme, criminel et suicidaire, semble à bout de souffle, les espoirs de la révolution prolétarienne façon 19e siècle sont bien périmés. « Toute la question est de savoir si les salariés-citoyens sont encore capables de se mobiliser, de s’organiser et de se battre de façon suffisamment massive et déterminée pour faire échec à la coalition des puissances qui détiennent à peu près tous les pouvoirs, à l’échelle nationale et internationale. » Question judicieuse lorsqu’on parle de populations engluées dans une profonde acceptation du monde tel qu’il est, de populations automates embrigadées dans la logique de l’enrichissement individuel, de masses confinées dans l’indifférence.
On sait que le capitalisme ne peut fonctionner que grâce à l’adhésion des personnes qu’il exploite. Ce soutien paradoxal lui permet de supporter les assauts de ses adversaires, même lorsqu’ils atteignent une certaine violence. Grèves sporadiques, trains bloqués, pneus brûlés, vitrines brisées, voitures incendiées… n’entament en rien le consensus de plomb qui maintient debout l’ordre établi. Mieux, le capitalisme peut parfois tirer parti d’une forte dose de contestation ! Selon Alain Accardo, « il faut se rendre à l’évidence : la lutte anticapitaliste présente des insuffisances criantes. »
Alors, comment « plier la machine », comme disait Pascal ? Pour Alain Accardo, il est certain que « la révolution est un combat contre soi-même au moins autant qu’une transformation des structures objectives qui nous entourent. Une telle démarche n’a rien à voir avec un idéalisme moralisant. Elle relève d’une vision sociologique. Il faut admettre qu’on ne peut pas changer la société sans se changer aussi soi-même. » Pourquoi ? Parce que les plis les plus intimes de notre subjectivité sont façonnés par un environnement social dominé par les structures du capitalisme. Cette intériorisation nous transforme tous en marionnettes pathétiques. Nous nous croyons libres alors que de vilaines ficelles conditionnent nos pensées et nos actes.
Cette idée risque de contrarier quelques honnêtes militant-e-s. Notamment les plus « radicaux » qui, comme les autres, ont toujours une part d’eux-mêmes asservie au système, une part qui est inconsciemment tentée de sauver un système qui leur procure, malgré tout, quelques jouissances. Radical, mais « classique », Accardo prône la restitution à la collectivité des grands moyens de production et d’échange, l’abolition des classes et de la propriété privée… Rejoignant les propositions libertaires et celles des objecteurs de croissance, il veut également « combattre l’aliénation du mode de vie petit-bourgeois » en luttant contre le conditionnement publicitaire, en militant pour la simplicité, la sobriété, l’économie et la maîtrise de soi. « Vivre plus simplement pour que d’autres puissent simplement vivre », disait déjà Gandhi.
« Parmi ceux qui manifestent (à juste raison) contre la mondialisation capitaliste, combien sont vraiment conscients que, la manifestation terminée, une fois de retour au bercail, au travail, aux routines de la vie quotidienne, ils vont redevenir, à leur insu et en toute « liberté », d’industrieux auxiliaires du système qu’ils condamnent ? » Pour redonner du sens au mot révolution, Accardo propose une démarche qui doit être couplée aux grèves et aux autres actions et manifestations. Pour être conséquents, les militants syndicaux et politiques, en particulier bobos de gôche et ouvriers aisés qui constituent une partie des classes moyennes, doivent jeter aux orties, quand ils en ont, leur 4×4 ou leur grosse bagnole, leur climatisation, leurs radiateurs électriques, leur home vidéo, leurs fringues branchés, leurs voyages exotiques, leurs placements financiers et toute la panoplie de pacotille qui leur donne l’impression de faire partie du monde « libre ».
« Toute la question reste de savoir qu’elle est la probabilité pour que, dans nos démocraties exténuées, les classes moyennes soient encore capables de sortir de leurs fantasmes de distinction et que le petit-bourgeois cesse de se rêver gentilhomme », termine Accardo. To be or not to be ? Si les classes moyennes n’arrivent pas à se réveiller au-delà des sempiternelles pleurnicheries qui ponctuent les collectes humanitaires (déductibles des impôts), les gueux finiront par venir leur botter le cul. Et le plus tôt sera le mieux.
Alain Accardo, Le Petit-Bourgeois Gentilhomme – Sur les prétentions hégémoniques des classes moyennes, collection Contre-feux, éditions Agone, 160 pages. 13€.
D’Alain Accardo, on peut lire également, aux mêmes éditions, De notre servitude involontaire (2001), La Colère du juste (préface au livre d’Albert Libertad Le Culte de la charogne – 2006), Introduction à une sociologie critique – Lire Pierre Bourdieu (2006) et Journalistes précaires, journalistes au quotidien (2007).
Les chroniques d’Alain Accardo sur le blog des éditions Agone