Alain
Nous ne doutons pas un instant des convictions écologistes de Corinne Lepage, qu’elle a démontrées à maintes reprises, parfois avec courage, y compris contre son propre camp politique. Sa charge contre la décroissance est néanmoins révélatrice des contradictions incontournables dans lesquelles s’enferment ceux qui, même parfaitement conscients des limites de la planète et des dangers que fait courir à la biosphère ce qu’on appelle le « développement économique », n’acceptent pas de remettre sérieusement en cause les mécanismes et l’idéologie qui sont à l’origine de la crise actuelle. Cela les amène à chercher désespérément un moyen de concilier le changement radical dont ils perçoivent l’urgence avec la perpétuation des valeurs structurantes de la société actuelle (compétitivité, « progrès », rentabilité…). Nous connaissions déjà le « développement durable », la « croissance verte » et maintenant nous avons la « macroéconomie soutenable » et la « société de transition ». Après avoir traité d’oxymore, c’est-à-dire de contradiction dans les termes, la notion de décroissance prospère et, fort justement, celle de croissance durable, Corinne Lepage vante les bienfaits de la macroéconomie soutenable « qui redonne au politique son rôle et ses droits ». Dans cette conception, ajoute-t-elle, « l’idée de croissance a disparu, laissant la place à l’innovation et au progrès ». Sustainable en anglais se traduit aussi bien par durable que par soutenable. Les deux termes étant donc équivalents, Madame Lepage se trouve elle aussi prise au piège de l’oxymore : la notion de croissance durable serait absurde selon elle, mais cette macroéconomie qui pense le « capitalisme entrepreneurial » dans le cadre du marché libéral avec sa croissance aurait l’avantage d’être soutenable c’est-à-dire durable ! On a du mal à saisir la cohérence du propos.
On se demande comment le programme plein de bonnes intentions de Corinne Lepage parviendrait à marier le travail pour tous (« partagé », selon ses termes), la prise en compte de la finitude et de la rareté, un revenu disponible final décent pour tous, la protection contre toutes les insécurités, le « mieux vivre », sans débrancher la machine à créer de la valeur et des inégalités, machine qui nous a conduits là où nous sommes, et sans restreindre ce qu’H. Daly appelle le throughput (flux de matière et d’énergie venant de l’environnement et y retournant sous forme de déchets une fois passé par le processus de production-consommation). A quoi il faut ajouter l’impérieuse nécessité de diminuer l’empreinte écologique de l’humanité tout en accueillant 3 milliards de nouveaux terriens, et une consommation croissante pour environ 7 milliards d’entre eux. Comment cela sera-t-il possible ?
UNE AUTRE CONSOMMATION
Corinne Lepage soutient que « l’innovation et le progrès » nous sauveront dans ce cadre macroéconomique soutenable, or c’est précisément la succession ininterrompue des générations de tous nos appareils, que l’on jette après chaque nouveauté, qui constitue le fonds de commerce de la croissance. Quant au progrès, comment peut-on encore faire vivre, à l’intérieur de la pensée écologique, ce vieux mythe désuet et fourre-tout de l’optimisme béat ? Certes, un fort investissement technologique peut diminuer l’empreinte écologique par unité de produit, mais ce gain, en général tout à fait insuffisant, sera annulé par l’effet rebond d’une consommation croissante per capita (rappelons que même le simple statu quo actuel – ou état stationnaire – n’est pas soutenable). Du reste, l’ouvrage de Tim Jackson (par ailleurs excellent), cité par Corinne Lepage, nous rappelle opportunément que « la vision du progrès social qui nous meut – fondée sur l’expansion permanente de nos désirs matériels – est fondamentalement intenable ». La « transition », dans cette version anglaise du mot d’origine française, chez Rob Hopkins notamment (fondateur du mouvement pour la transition), ne s’oppose pas à la décroissance, elle l’accompagne. Madame Lepage semble ignorer ce qu’écrivent les décroissants français depuis fort longtemps, ainsi que les nombreux ouvrages parus récemment sur la question, ou encore les revues qui théorisent la décroissance, comme Entropia, ou informent de manière plus polémique sur les mouvements en cours, tel le journal La Décroissance. A la lecture de ce texte nous sommes frappés par les réticences que montrent certains politiciens et intellectuels, pourtant engagés, à associer la menace bien réelle d’une fin possible à l’idéologie et aux pratiques du système économique mondial, et en particulier au modèle libéral.
Il est vrai qu’une autre consommation, fondée sur la sobriété et la délibération démocratique à propos des choix technologiques et des productions à éliminer ou à développer sonnerait le glas de la société néolibérale. Est-ce la nécessité d’exorciser cette perspective qui conduit les tenants d’une « autre croissance » à montrer une telle ardeur et une telle créativité dans les formules ? La capacité humaine à projeter un avenir meilleur, la conscience que tout se transforme, ne nous semble plus devoir passer par la notion éculée de progrès. Cette dernière a surtout servi à faire accepter comme inéluctables des changements qui profitaient à une minorité. Une tout autre vision du monde reste à construire, la contestation des objectifs actuels de l’économie par la réflexion sur la décroissance le permet.
Source : le Monde du 26 août 2010