ancien titulaire de l’enseignement de l’histoire des doctrines politiques à la Faculté de droit.
Extraits :
Le Temps: En tant que professeur spécialisé dans l’histoire des idées politiques, vous tirez la sonnette d’alarme depuis les années 1970 sur l’évolution de notre société industrielle. Vous estimez que la croissance ne peut pas être durable. Est-ce que la crise actuelle, très violente, constitue un tournant? S’engage-t-on vers la décroissance?
Ivo Rens: Je ne me hasarderai pas à pronostiquer le devenir de la crise actuelle que les politiques pourraient, cette fois encore, surmonter. Mais j’estime que, par-delà les aléas financiers qui l’ont déclenchée, cette crise provient d’une extrême sollicitation de la capacité de charge de notre planète. Même si nous parvenons temporairement à relancer la machine, notre système économique n’est pas en mesure d’organiser une quelconque décroissance et je crains fort que notre civilisation industrielle ne survive à cette crise que peu de temps.– Vous estimez donc que l’on court à la catastrophe?
– Oui, le système va s’effondrer. Mais je ne peux pas dire à quel moment cet événement surviendra. Est-ce que ce sera cette année, dans dix ans ou dans vingt-cinq ans? A l’échelle de l’histoire et, a fortiori, à l’échelle de la Terre, c’est demain.
– Sur quelles bases fondez-vous votre analyse?
– La science économique dominante n’a pas fait sa révolution au XIXe siècle, comme elle aurait dû la faire, comme les autres sciences – la géologie par exemple – l’ont faite. La révolution thermodynamique (ndlr: science de la chaleur et des machines thermiques) a été négligée. Seuls quelques économistes dissidents me paraissent avoir tenu un discours analysant véritablement notre condition actuelle. Je m’inspire beaucoup de Nicholas Georgescu Roegen, un économiste dissident roumano-américain dont l’œuvre majeure date de 1971: The Entropy Law and the Economic Process1.
– Pourquoi attendez-vous la décroissance?
– Pour trois raisons fondamentales. Premièrement, nos sociétés industrielles se sont rendues totalement dépendantes du stock d’énergies fossiles, alors que toutes les sociétés du passé ne dépendaient pratiquement que du flux d’énergie solaire. Il y a une différence considérable entre ces deux sources d’énergie: le stock d’énergie fossile n’est susceptible de nous procurer l’équivalent de l’énergie solaire parvenant quotidiennement sur notre planète que pendant quinze jours. Le flux d’énergie solaire restera en revanche substantiellement constant pendant encore environ 15 milliards d’années. Il y a donc une disproportion gigantesque entre les deux sources et nous avons choisi celle qui va rapidement se tarir.
Deuxième raison: nos sociétés se sont rendues dépendantes, plus que toutes les autres, du stock de minerais. Et là, il n’y a pas d’alternative possible, car il n’y a pas de flux. Nous prélevons des portions croissantes de ces minerais et certains sont déjà en voie de tarissement. De plus, contrairement à ce qu’affirment nombre d’économistes, les minerais ne sont remplaçables l’un par l’autre que marginalement et dans certaines limites.
Dernière raison: nos sociétés industrielles sollicitent la planète d’une manière abusive. Je disais déjà à mes étudiants à la fin des années 1990 que, dans l’histoire de l’humanité, jusqu’au XXe siècle, aucun homme n’avait jamais été le contemporain du doublement de la population humaine pendant la durée de sa vie. Or, moi qui vous parle – disais-je -, je suis né alors qu’il y avait 2 milliards d’individus sur la planète, et nous sommes déjà plus de 6 milliards! Sans être un partisan de Malthus – ce personnage est à bien des égards haïssable – je constate qu’il a eu l’intuition géniale de la prolifération de la population humaine qui, malheureusement, a été largement vérifiée.
En conclusion, je souligne qu’il y a eu des civilisations admirables avant nous, comme celles des Egyptiens ou des Mayas. Elles ont connu un essor, un déclin et une chute parfois brutale. Il n’y a aucune raison qu’il n’en aille pas de même pour notre civilisation.
– Cela n’a rien à voir avec la fin du monde…
Non. Je parle bien de fin de notre civilisation industrielle. Mais les souffrances inhérentes à sa chute seront considérables. Je ne vous cache pas qu’elles m’effraient.
– Que se passera-t-il?
– Il y aura des famines, car la production agricole ne parviendra pas à nourrir toute la population. D’un point de vue environnemental, si le climat se dérègle comme la communauté scientifique nous l’annonce, il y aura des déplacements de population gigantesques notamment du fait de l’inondation des zones côtières. Et puis, malheureusement, des guerres, car les Etats chercheront à s’accaparer les ressources qui iront se raréfiant.
Mais tout le monde ne sera pas touché dans les mêmes proportions. Le monde occidental pourrait moins souffrir que d’autres…
Même des villes comme New York sont exposées à la montée des océans. Plus près de chez nous, si le niveau des mers monte de quelques mètres, la carte de la France, par exemple, sera substantiellement modifiée.
– Les plus grands risques sont donc davantage naturels qu’inhérents au système?
– Il y a malheureusement l’un et l’autre. Nous allons au-devant d’échéances très redoutables en matière énergétique, avec la déplétion du pétrole et du gaz. Avant cela, les dangers provenant du contrôle des ressources ne sont pas négligeables non plus. L’affaire du conflit gazier entre la Russie et l’Ukraine en donne un avant-goût.
Le monde occidental est extrêmement dépendant du pétrole de la péninsule arabique et du golfe Persique. Or, il n’est pas du tout extravagant d’imaginer qu’il pourrait y avoir un changement de régime en Arabie saoudite, où des hommes proches d’Al-Qaida pourraient un jour prendre le pouvoir. Dans cette hypothèse, je pense qu’il y aurait vraisemblablement intervention militaire des Etats-Unis, quel que soit le président en exercice
– N’y a-t-il pas des espoirs? La société ne peut-elle pas s’affranchir du pétrole?
– Non, et la chute récente des prix du pétrole n’est, à ce titre, nullement rassurante. Au niveau actuel d’environ 40 dollars le baril, le prix de l’or noir n’incite pas les entreprises à investir, alors qu’à 150 dollars, comme en juillet dernier, elles allaient le faire en grand. Si donc les Etats parviennent à relancer l’économie, la crise énergétique risque de rebondir et, à terme, la situation risque d’être encore plus grave qu’actuellement.
– L’énergie solaire ne peut-elle pas remplacer les ressources fossiles?
– Je crois au solaire, mais il ne nous permettra pas de maintenir notre style de vie industriel. Le solaire est trop diffus. Son captage requiert beaucoup de matériaux rares dont, au surplus, l’extraction est coûteuse en énergie.
Le monde devra immanquablement affronter une reconversion. Il ne sera par exemple plus possible d’avoir une voiture par famille, voire par individu. Le monde entier ne peut adopter notre mode de vie occidental. Une fois encore, il en va de la capacité de charge de notre planète.
– Il y aura donc un retour en arrière?
– L’expression ne me paraît pas adéquate. Les sciences ont très considérablement progressé depuis la révolution industrielle, dans pratiquement tous les domaines. Par conséquent, nous ne retomberons pas au XVIIIe siècle!
– Mais le savoir pourrait-il connaître un sérieux coup de frein?
– Non, je ne le crois pas. Je ne peux concevoir qu’il y ait une fin à la progression du savoir. Peut-être sera-t-elle plus lente, peut-être s’orientera-t-elle dans d’autres directions, qui ont été jusqu’ici négligées…
– Reste que la société industrielle a permis d’allonger l’espérance de vie des individus comme jamais cela n’avait pu être le cas auparavant. Pourra-t-on maintenir cet acquis?
– Vraisemblablement pas. Il y aura un raccourcissement de l’espérance de vie des individus. Les entreprises pharmaceutiques ne pourront pas produire dans les mêmes quantités les antibiotiques et autres médicaments: leur production sera beaucoup plus parcimonieuse. Les magnificences de la civilisation industrielle sont appelées à disparaître. «La fête est finie», écrit Yves Cochet, ancien ministre français de l’Aménagement du territoire et de l’environnement sous Lionel Jospin, dans son ouvrage intitulé Pétrole Apocalypse2.
1. Cf aussi La décroissance. Entropie. Ecologie. Economie, 3e édition, Editions Ellébore-Sang de la terre, Paris, 2006, traduit et présenté par Ivo Rens et Jacques Grinevald.
2. Pétrole. Apocalypse, Fayard, Paris, 2005.