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Sobriété, frugalité, bien-vivre : ces mots sont au cœur de la critique des sociétés industrielles. Pour lutter contre un modèle jugé aliénant, de plus en plus de citoyens inventent de nouvelles manières de vivre ensemble – transports alternatifs, énergies douces, partage de savoirs.
Philosophe et écrivain, créateur d’un cabinet de « conseil en imaginaire », Patrick Viveret a rédigé des rapports sur les politiques publiques et les indicateurs de richesse. Avec Stéphane Hessel, Pierre Larrouturou et Edgar Morin, il a fondé le collectif citoyen Roosevelt 2012, qui défend une société « d’équilibre et de convivialité ». Il a publié en 2012 La Cause humaine : du bon usage de la fin d’un monde (éditions Les Liens qui libèrent).
« Décroissance », « simplicité volontaire », « sobriété heureuse »… Ces notions évoquent-elles la même posture ?
Leur point commun est la critique du modèle dominant, c’est-à-dire d’une forme de croissance insoutenable sur les plans écologique, social et, ce qui est nouveau, financier, puisque le terrain même où le système se prétendait le plus fort – le capitalisme financier – est devenu son terrain de fragilité par excellence.
Il existe ensuite des différences, selon que l’on se situe principalement du côté de la critique – c’est l’approche en termes de décroissance, de démondialisation et de tout ce qui commence par « dé » – ou qu’on insiste sur l’imaginaire positif, le futur souhaitable, en mettant en avant la simplicité volontaire, la sobriété heureuse, la transition vers des sociétés du bien-vivre plus conviviales. La perspective positive implique une résistance au modèle dominant, mais elle trouve plus subtil et plus efficace de mettre son énergie à construire un nouveau monde plutôt qu’à détruire l’existant.
Quels sont l’origine et les fondements théoriques de ce mouvement ?
Le terme même de décroissance est relativement récent. Le premier à l’employer a sans doute été, au début des années 1970, l’économiste et mathématicien roumain Nicholas Georgescu-Roegen. Mais les théories sur lesquelles s’appuie ce courant, portées par des penseurs comme Jacques Ellul, Ivan Illich, André Gorz ou Paul Ariès, sont plus larges. Mon ami Serge Latouche, l’un des « papes » de la décroissance, dit lui-même qu’il s’agit d’un « concept-obus » destiné à provoquer un débat public. A mon avis, il s’est transformé en « concept-boomerang », car il est paradoxalement lui-même obsédé par la croissance. Toutes ces théories, entre lesquelles existent des porosités, partagent comme référent culturel la critique de ce qu’Illich caractérisait comme une société de l’hétéronomie : une nouvelle forme d’aliénation dépossédant les humains de leur rapport à la nature et à eux-mêmes.
« Les limites à la croissance », le rapport du Club de Rome publié en 1972, n’a-t-il pas été un acte fondateur ?
Les travaux du Club de Rome ont joué un rôle important en alertant sur les dangers de la croissance. Par la suite, d’autres études ont contribué à mettre en cause le modèle actuel de croissance et son thermomètre qu’est le produit intérieur brut (PIB). C’est ce qu’ont fait, en 2009, la commission Stiglitz sur la mesure des performances économiques et du progrès social ou, en 2011, la résolution du Parlement européen sur « le PIB et au-delà », visant à mettre en place des indicateurs concernant le progrès social, la qualité de vie et l’état de la planète.
Quels sont aujourd’hui la géographie mondiale et le poids des « décroissants » ?
Si vous utilisez le terme de décroissance, vous avez une géographie relativement marginale. En revanche, si vous parlez de transition vers des sociétés du bien-vivre, vous englobez toute la catégorie des cultural creatives, des personnes qui représentent des noyaux durs composés de 15 % de la population et des noyaux larges pouvant aller jusqu’à 30 %. Elle regroupe une multitude de courants, de pratiques et de systèmes de valeurs qui étaient analysés auparavant de façon segmentée, mais qui n’en sont que des sous-ensembles.
Qui sont ces « cultural creatives » ?
C’est une approche sociologique fondatrice. On la doit aux Américains Paul Ray et Sherry Anderson qui, en 2000, ont publié les résultats d’une enquête menée auprès de 100 000 personnes, qu’il s’agissait de classer entre modernistes ou traditionalistes. Ils se sont rendu compte que 25 % de leur échantillon n’entrait pas dans les cases et ils ont découvert l’émergence d’un nouveau modèle socioculturel, s’exprimant avec une grande cohérence dans des domaines très divers : le rapport à l’écologie, les relations hommes-femmes, la primauté de l’être sur le paraître, l’implication sociale, l’ouverture multiculturelle, la place accordée à la question du sens… Toutes les enquêtes réalisées dans d’autres pays, dont la France, ont confirmé l’ampleur de ce phénomène.
L’objection à la croissance est-elle l’apanage des pays développés ?
Pas du tout. En Amérique du Sud, notamment, un puissant mouvement remet en cause le modèle dominant. En 2009, le Forum social mondial de Belém, au Brésil, qui a mis au premier plan la question de la transition vers des sociétés du bien-vivre, a été fortement influencé par des peuples indigènes. Face au caractère insupportable d’une croissance caractérisée par le couple de la démesure et du mal-vivre, au niveau personnel mais aussi planétaire, les modèles privilégiant le couple de la sobriété et du bien-vivre sont de plus en plus partagés.
Il est symptomatique que la démesure par excellence, celle de la sphère financière, soit régie par des mouvements boursiers procédant, selon l’expression du Wall Street Journal, de deux sentiments, l’euphorie et la panique, qui sont la définition même de la psychose maniaco-dépressive et qui devrait appeler la mise sous curatelle des banques.
La sobriété se vit-elle à l’échelle individuelle ou collective ?
Le meilleur exemple d’interaction entre les dimensions personnelle et collective est celui des villes « en transition », où des groupes de citoyens prennent des initiatives pour faire face aux crises économiques et écologiques. Le mouvement le plus avancé se situe au Royaume-Uni, où il est né au milieu des années 2000, mais il s’est largement répandu, par exemple, en région parisienne, à Montreuil ou à Nanterre.
Le point de départ a été la question de l’après-pétrole, puisque les modes de production et de consommation de nos sociétés ne pourront plus être organisés autour de l’addiction à cette ressource. La clé est de sortir des logiques de peur et d’impuissance : loin d’une approche catastrophiste, les villes en transition mettent au contraire en avant un imaginaire positif, générant de la confiance et de la solidarité, pour se projeter dans l’avenir.
Comment ces groupes agissent-ils au quotidien ?
Les potagers urbains, ou jardins dans la ville, en sont une illustration fondatrice, car il s’agit d’une expérimentation très concrète, qui répond à un problème réel – en cas de paralysie des transports par exemple, la sécurité alimentaire ne serait assurée que pour quelques jours –, tout en suscitant une dynamique de mutualisation et de solidarité. Il en va de même pour l’accès à l’eau. La question de l’alimentation est un noyau irradiant autour duquel se recrée un lien social et culturel, avec des expressions créatives, festives, ludiques.
Cela permet aussi de rapprocher savoir-faire ancestraux et technologies modernes de communication. En Inde, au Rajasthan, une région désertifiée a été remise en culture au bénéfice de 700 000 personnes – rien de marginal, donc ! – en adaptant des techniques d’irrigation anciennes et en les diffusant sur les réseaux sociaux. Se greffent à ce noyau des initiatives visant à développer des modes de transport alternatifs ou des formes d’habitat qui tendent à l’autonomie énergétique.
Comment le local et le global s’articulent-ils ?
Beaucoup d’expériences prennent appui sur des territoires, tout en étant interconnectées au niveau international. C’est le cas des systèmes d’échange privilégiant les rapports locaux, tels que les monnaies éthiques comme le « sol » à Toulouse ou les dispositifs d’entraide – le « ticket de relation cordiale » au Japon, qui favorise la solidarité intergénérationnelle. Au Brésil, le « palmas », une monnaie sociale créée dans une favela, a pris une telle extension que le gouvernement l’a intégré au système monétaire national.
Ces mouvements visent-ils une expression politique ?
Ils sont très politiques, au sens où ils travaillent la question du vivre-ensemble dans la cité, mais ils sont très réticents à l’égard du modèle classique de partis. Ils cherchent de nouvelles formes de pratique de la démocratie, qualitatives et pas seulement quantitatives, comme le font aussi les « indignés » ou les forums sociaux mondiaux, qui accordent une grande importance aux minorités. Leur approche commence à irriguer le modèle politique traditionnel, impuissant à traiter les questions complexes des sociétés en transition. Sur nombre de sujets, qu’il s’agisse d’énergie, d’écologie, d’aménagement du territoire ou de régulation du système bancaire, l’expertise des associations, des ONG ou de mouvements comme Attac est souvent plus avancée. Certains acteurs politiques commencent à entrer en résonance avec ces nouvelles approches.