Face à la vulnérabilité de nos sociétés, ce que porte la Décroissance

« Comment réconcilier, d’un côté, un horizon social à court terme intégrant l’urgence de survivre, ici et maintenant… et, d’un autre, celui, à long terme, constitué par la richesse véritable des habitants de la planète qui se trouve dans la préservation des services eco-systémiques ? Le système capitaliste n’a pas su résoudre cette équation.
Il faut faire preuve d’audace, sans attendre. C’est ce que nous propose la Décroissance, en réconciliant l’écologie et l’humain. La Décroissance introduit une critique radicale de notre société de consommation, sans hypothéquer nos acquis démocratiques, sociaux ou culturels, et sans empiéter sur l’avenir. Elle propose une remise en question profonde de notre organisation sociétale afin de « faire mieux avec moins ». »

Par Anne-Isabelle Veillot et Cynthia Toupet du PPLD pour Mémoire des luttes.

Source : http://www.medelu.org/

Le 20 août. C’était le 20 août…
Tous les ans, l’ONG Global Footprint Network [1] calcule le jour de l’année où la consommation de l’humanité en ressources naturelles excède ce que la nature est capable de régénérer en un an, sans entamer son capital. C’est le « jour du dépassement », ou « Overshoot Day  » [2]. Nous allons donc vivre jusqu’à la fin 2013 en puisant sur nos stocks…

L’écologie a commencé à prendre une place dans le débat public mondial à partir des années 1970, notamment sous l’impulsion de l’Unesco et de la Conférence des Nations unies sur l’environnement humain, organisée à Stockholm en 1972. Et pourtant, aujourd’hui, cette place reste encore trop limitée au champ du devoir moral, plutôt qu’à celui de la nécessité. Lorsque nous admettrons à quel point la préservation de l’humanité est liée à celle de l’ensemble des services éco-systémiques (des services de la nature rendus à l’homme), peut-être adopterons-nous alors une posture résolument courageuse. Saisirons-nous combien Indira Gandhi avait vu juste quand elle affirmait lors de la conférence de Stockholm (en tant que premier ministre de l’Inde) que « la pauvreté est la forme la plus grave de pollution » ? Ce cercle vicieux entre pauvreté et dégradation de l’environnement semble-t-il si abstrait ?

Les conditions environnementales déterminent les conditions sociales. Si l’on pense la question de l’accès aux ressources naturelles et aux biens communs, on discerne le lien indissociable entre écologie et justice sociale. La vulnérabilité des individus que nous connaissons et acceptons dans la nature ne correspond pas avec une certaine idée que nous nous faisons de la démocratie lorsque cette première est produite par le collectif. Ce qui était de l’ordre du naturel, ce que Darwin appelait « sélection naturelle », est devenu structurel dans les sociétés humaines. Quelle légitimité accorder à ce mécanisme darwinien dans le cadre de la justice sociale ?

Dans notre système capitaliste et productiviste, les riches transfèrent leurs dommages environnementaux aux pauvres. Ce « transfert du risque » a été conceptualisé par le professeur de science politique américain Jacob S. Haker. Regardons simplement la localisation, dans les régions les plus pauvres du monde, des sites de pollution ou de gestion des produits dangereux. Depuis longtemps, les phénomènes de transfert de risques ne concernent pas uniquement les capitaux. L’oligarchie toute entière organise sa protection sur le dos des plus faibles. Au-delà du simple fait de posséder ou non des biens, c’est l’exposition au(x) risque(s) qui est exacerbée par ce type de contrat social. Tout le jeu de la société de la croissance est de « déprotéger » ceux qui sont déjà vulnérables. Elle organise ainsi la misère, et canalise la population par le régime de la peur. Appartenance à telle ou telle catégorie sociale, isolement, localisation géographique constituent les critères qui déterminent les contours réels du droit à la vie pour chaque individu. Tous les conflits sociaux modernes sont liés à ces nouveaux risques. C’est ce que le sociologue allemand Ulrich Beck [3] nomme la « société du risque ».

L’extrême marchandisation de l’ensemble du monde, la spéculation sur les biens communs, l’accaparement des terres, l’exploitation à outrance des ressources dans le but de réaliser toujours plus de profit, multiplient, depuis des décennies, des logiques mortifères. Le productivisme et le consumérisme génèrent la production d’inégalités inacceptables. Notre modèle capitaliste, productiviste, n’a plus de perspectives. Tous les signaux sont au rouge. Le risque est grand que nous passions bientôt de la rareté des ressources, qui crée déjà de nombreux conflits, à la pénurie complète… Nous imaginons alors fébrilement la barbarie qui pourrait voir le jour. La première chose qui pourrait disparaître, ce ne sont pas les hommes, mais leur humanité. D’une certaine manière, plus nous irons vers des conflits écologiques de grande ampleur, et plus la barbarie nous conduira vers des conflits de civilisation majeurs. L’adaptation aux changements climatiques opèrera d’une manière ou d’une autre. Si elle n’advient pas sur un mode démocratique, elle s’imposera sur un mode darwinien. Les plus vulnérables périront. Certains croient encore qu’en injectant des capitaux dans l’économie, nous résoudrons les problèmes, mais cela ne fonctionne pas ainsi. On transforme actuellement la notion de « résilience » en gestion du « trauma ». Rob Hopkins, fondateur du mouvement Villes en transition [4] définit ainsi cette notion : il s’agit de « la capacité d’un système à absorber un changement perturbant et à se réorganiser en intégrant ce changement, tout en conservant essentiellement la même fonction, la même structure, la même identité et les mêmes capacités de réaction. » Nous faisons donc fausse route. Une croissance infinie dans un monde fini demeure un fantasme !

Prenons le temps de considérer l’homme avec ce qui l’environne. Prenons conscience de l’ensemble des services éco-systémiques existants. Ce sont eux qui assurent pleinement notre humanité.

Toute l’astuce est de trouver à présent, la (les) voie(s) pour concilier la réduction de la pauvreté avec le bien-être à court et à longs termes. Comment réconcilier, d’un côté, un horizon social à court terme intégrant l’urgence de survivre, ici et maintenant… et, d’un autre, celui, à long terme, constitué par la richesse véritable des habitants de la planète qui se trouve dans la préservation des services eco-systémiques ? Le système capitaliste n’a pas su résoudre cette équation.

Il faut faire preuve d’audace, sans attendre. C’est ce que nous propose la Décroissance [5], en réconciliant l’écologie et l’humain. La Décroissance introduit une critique radicale de notre société de consommation, sans hypothéquer nos acquis démocratiques, sociaux ou culturels, et sans empiéter sur l’avenir. Elle propose une remise en question profonde de notre organisation sociétale afin de « faire mieux avec moins ». La communauté humaine et politique n’est pas simplement composée d’hommes et de femmes, comme le soulignait l’écologiste américain Aldo Leopold. « L’éthique de la terre, écrivait-il en 1949,élargit simplement les frontières de la communauté de manière à y inclure le sol, l’eau, les plantes et les animaux ou, collectivement, la terre (…). Nous abusons de la terre, parce que nous la considérons comme une chose nous appartenant. Quand nous la considérerons comme une communauté à laquelle nous appartenons, nous pourrons commencer à l’utiliser avec amour et respect. » [6] Il est urgent de renoncer à concevoir l’homme in abstracto. Et, surtout, à cultiver la croyance selon laquelle nous pourrions, ou devrions, procéder à un arbitrage entre les hommes et la terre. Ce dernier serait fatal pour tous, notamment pour les pays dits « émergents ».

La préservation de notre environnement est également et indéniablement liée à une certaine idée que nous nous faisons de la justice sociale et de la démocratie réelle. La dynamique éco-systémique est profondément protectrice de nos vies. L’écologie ne doit plus être réduite à une question morale qui mettrait en accusation l’humanité et ses outrages. L’écologie, c’est permettre à chacun de reconquérir sa dignité, droit inaliénable reconnu dans la Déclaration des droits de l’homme.

Renforcer la vulnérabilité sociale signifie renforcer la vulnérabilité démocratique. Autrefois dévolue à l’entourage de l’individu, la sécurité offerte en réponse à la vulnérabilité sociale est assurée pour un tiers des pays du monde par l’Etat, en tant que fonction régalienne de l’Etat-providence. Pour Robert Castel, « l’insécurité est (…) [bien] une dimension consubstantielle à la coexistence des individus dans une société moderne » [7].

Dans un contexte d’insécurité (environnementale, sociale, économique, sanitaire, etc.), une personne vulnérable ne se rebelle pas. Elle développe, avant tout, toutes les stratégies possibles et imaginables pour s’adapter à sa situation, s’adapter à un système malade. Elle concentre toute son énergie à survivre, et finit par se rendre invisible. Elle renforce une certaine dynamique de négativité qu’il devient difficile de transformer en puissance d’agir. Quand les inégalités sociales se renforcent dans un pays, se renforcent avec elles les inégalités écologiques, et vice et versa. Derrière chaque crise sociale et chaque crise écologique, il y a crise des inégalités. C’est un cycle non vertueux, destructeur, deshumanisant.

Une démarche vers plus de démocratie s’orienterait autour de la question de savoir comment redonner du pouvoir d’agir, de la décence commune, pour se réapproprier la « chose politique ». En cela, toutes les initiatives citoyennes à l’œuvre en France, en Europe et ailleurs, prises pour promouvoir la mise en place d’un revenu de base inconditionnel sont stratégiques, profondément démocratiques et incontournables. Bien au-delà, le projet de société de Décroissance porté par le Manifeste pour une dotation inconditionnelle d’autonomie (DIA) couplée à l’existence d’un revenu maximum acceptable (RMA), constitue un formidable levier démocratique pour lutter contre la vulnérabilité sociale, l’insécurité et, par conséquent, contre les inégalités environnementales [8].

Il s’agit d’exemples parmi tant d’autres pour permettre la construction de sociétés soutenables et souhaitables. Les leviers démocratiques de la Décroissance sont multiples pour resocialiser la politique et re-politiser la société : les relocalisations, les gratuités des services et du bon usage, le renchérissement du mésusage, etc [9]. Ce ne sont que de simples choix à faire. Les projets de société que véhicule la Décroissance en présentent de nombreux. La société civile fourmille d’initiatives et d’expérimentations concrètes pour créer de du pouvoir d’agir citoyen. Lors du « Sommet des peuples pour la justice sociale et écologique, contre la marchandisation de la vie et pour la défense des biens communs » qui s’est tenu en parallèle de la Conférence « Rio+20 » de l’ONU à Rio de Janeiro, en 2012 [10], ce ne sont pas les citoyens du monde qui ont été lâches, mais bien les chefs d’Etat réunis autour de la rédaction d’un texte pauvre à en frémir. Comme l’a parfaitement résumé la philosophe Cynthia Fleury, « le prix du non courage n’est-il pas plus lourd à payer sur le long terme que celui de la lâcheté aujourd’hui ?  [11] ».

Tous les pays riches ou émergents ont un nouveau défi à relever : sortir de ce modèle capitaliste mortifère et reconquérir la démocratie, notamment par la prise en compte de la question environnementale. C’est une nouvelle frontière à intégrer pour offrir une formidable promesse de progrès démocratique. L’ensemble des enjeux environnementaux doit aujourd’hui être politisé.

Nos choix démocratiques en matière de justice sociale détermineront, en définitive, la vulnérabilité réelle de nos sociétés. Quels seront-ils ?
Les riches et les plus puissants étant toujours protégés de fait, voudrons-nous nous protéger tous, sans exception ?
Dépasserons-nous la mise en garde visionnaire formulée par Indira Gandhi lors de la conférence de Stockholm : « Il serait ironique que le combat contre la pollution se termine en conflit d’intérêt ! »  ?

 

Pour aller plus loin :

A voir :

  • Semaine mondiale sur le revenu de base du 16 au 22 septembre : http://semaine.revenudebase.info/
  • Alternatiba : le 6 octobre 2013, une journée de mobilisation citoyenne ambitieuse et originale sera organisée à Bayonne. La ville accueillera un véritable village des alternatives, individuelles, collectives, territoriales et systémiques, au changement climatique et à la crise énergétique. http://www.bizimugi.eu/fr/alternatiba/

A (re)lire :

  • Naomi Klein, La stratégie du choc : la montée d’un capitalisme du désastre, éditions Actes Sud, 2008.

A écouter :

 

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Notes

[1] http://www.footprintnetwork.org/fr/

[2] http://www.footprintnetwork.org/fr/index.php/GFN/page/earth_overshoot_day/

[3] Ulrich Beck, La société du risque, Champs Essais, Paris, 2008.

[4] http://www.transitionfrance.fr/

[5] Il existe une distinction entre la “Décroissance” (avec majuscule), qui est un slogan, un nouveau paradigme, le nom d’un nouveau mouvement politique et de pensée, et la “décroissance” (avec minuscule), qui correspond au sens premier du terme en français, comme décroissance des inégalités ou de l’empreinte écologique.

[6] Aldo Leopold, Almanach d’un comté des sables, Flammarion, Paris, 2000.

[7] Robert Castel, L’Insécurité sociale : qu’est-ce qu’être protégé ?, Seuil, Paris, 2003.

[8] Lire Vincent Liegey, Stéphane Madelaine, Christophe Ondet et Anisabel Veillot, Un projet de décroissance, Manifeste pour une dotation inconditionnelle d’autonomie, éditions Utopia, Paris, 2013. http://www.projet-decroissance.net/

[9] Lire la plateforme de convergences des Objecteurs de croissance : http://www.partipourladecroissance.net/?page_id=6122

[10] Sur ce sujet, lire Ignacio Ramonet, « Les défis de Rio+20 » (http://www.medelu.org/Les-defis-de-Rio-20) et Christophe Ventura, « Les imprévus de Rio + 20 » (http://www.medelu.org/Les-imprevus-de-Rio-20)

[11] Cynthia Fleury, La fin du courage : la reconquête d’une vertu démocratique, Fayard, Paris, 2010.

 

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