Art
Les concepts de l’écologie et d’une autre vision de l’économie – biodiversité, économie collaborative, d’écosophie sont-ils solubles dans l’art ? Et à l’inverse que peut être l’incidence d’une transition – à laquelle je préfèrerais le mot révolution– de nos modes de vie sur la création artistique et son partage ?
J’ai souvent défendu l’idée d’une diversité artistique aussi indispensable pour la survie de l’humanité que celle des espèces. Et la revue Cassandre/Horschamp a usé et abusé de la métaphore des graines, pousses et herbes folles, pour défendre une idée chère à Gilles Clément : il n’existe pas de mauvaises herbes, en art non plus ! De mauvais esprits peuvent soutenir qu’il existe en revanche une production culturelle industrielle, gonflée aux hormones du marché et aux OGM du formatage médiatique.
« Décoloniser les imaginaires » : l’expression revient comme une ritournelle des analyses sur l’indispensable décroissance, sous le clavier des défenseurs d’une conception radicalement différente du travail, de la production, et du partage des richesses. L’art pourrait, devrait, être un outil fondamental de cette décolonisation… sous réserve que les artistes évaluent lucidement les ravages qu’ont fait dans leur propre cerveau l’idéologie économiste, et sortent de la logique du marteau et des clous pour reprendre la délicieuse formule de Mark Twain. (1)
Car le marteau des logiques gestionnaires n’a pas épargné le monde de l’art– et pourquoi l’aurait-il fait ? Contrairement aux fantasmes du XIXème siècle romantique, les artistes ne flottent pas entre nues et les bas-fonds d’une société qui les encense morts autant qu’elle les affame vivants. Et un regard véritablement critique sur l’art le plus vivace de notre époque – toutes disciplines confondues – montre qu’ils se mêlent de ce qui les regarde politiquement, socialement, humainement. Et notamment, puisque c’est le sujet qui nous préoccupe, de l’avenir de la planète et de la nécessité d’expérimenter d’autres modèles d’habitat, de travail, de circulations, de vie. Des artistes interviennent (et sont souvent porteurs de projets) dans la nébuleuse des « alternatives de vie », de Detroit aux Cévennes, de l’Argentine à l’Allemagne, des foisonnantes communautés qui construisent, cultivent, tentent d’autre modes de vie. Citons l’association Ecos à Nantes, Thierry Boutonnier à Lyon, les multiples Fabrik en Allemagne et Europe du Nord, l’Université foraine de Patrick Bouchain, le CRANE en Bourgogne, les groupes de musique qui tentent l’autoproduciton et l’autodiffusion loin des majors…
Ils n’en sont pas moins soumis aux contradictions de tout citoyen soucieux de changer radicalement le monde tout en tâchant d’y survivre, voire d’y vivre et travailler agréablement. Et martelés par l’injonction à trouver leur modèle économique, s’insérer dans le marché (fut-il celui des institutions publiques), s’imposer face à la concurrence, trouver des modes de diffusion, et de « professionnalisation ». Le langage gestionnaire a gangrené le monde de l’art – comme le reste du monde en général – ces trente cinq dernières années.
Au point que le combat est d’abord sémantique, et passe par la décolonisation de nos propres cerveaux. Et si l’on commençait par balayer les notions de « production » et « diffusion» dans le champ artistique ? Si l’on arborait fièrement le refus d’être des « producteurs culturels » et l’assimilation d’une œuvre ou d’un geste (fut-il reproductible) à un produit ? Face à des pratiques qui depuis le XXème siècle ont fait place au processus et au relationnel autant qu’à l’objet, si l’on en finissait avec le « fétichisme de la marchandise », fut-elle « artistique ?» Menons déjà le combat sémantique et minons la novlangue gestionnaire. Cela peut passer par le boomerang. Car user des mots comme arme, c’est dénoncer aussi leur confiscation. J’ai en tête de militants de l’agroforesterie et la permaculture revendiquant fièrement une agriculture bien plus «productiviste» que celle des margoulins de l’agro-industrie. Les artistes pourraient se targuer d’être des pourvoyeurs d’une société d’abondance de richesses immatérielles – que le web permet aujourd’hui de rendre gratuites. D’être le pourvoyeur de biens communs et de propriétés d’usage qui ne lèsent personne et enrichissent chacun. (Des militants convaincus de la sauvegarde de la biodiversité et d’une reconversion et diminution de la production, tels que Gilles Clément, ne manquent pas de préciser que cette nécessité s’impose aux biens matériels, non aux biens immatériels, tant il semblerait absurde de prétendre vouloir diminuer la production de savoir, de sens, et de sensible).
«Et de quoi vivrons-nous ?» J’entends et écoute déjà l’objection de ceux qui déjà luttent pour exercer leur métier. Et c’est avec ce dernier mot que le bât blesse. Parce que si l’art est un métier, il y a toutes les raisons de se battre pour qu’il s’exerce dans de bonnes conditions sociales et de rémunération. Et dans une société qui tend de plus en plus à vouloir détruire les métiers, savoir faire au profit de l’employabilité interchangeable d’individus-rouages, le combat des comédiens, danseurs, auteurs de BD, plasticiens, musiciens pour la reconnaissance de leur spécificité est parfaitement légitime.
Le problème est qu’il apparaît comme un combat isolé, voire corporatiste, face à un tsunami qui détruit l’emploi en général, les métiers en particulier, face à un suicide de l’Humanité entraînée dans le toujours plus. Les artistes – mais au delà, l’ensemble des travailleurs sont pris dans un double bind. À court terme, face aux bulldozers de la démolition de conquête sociale et des impératifs de rentabilité d’un travail humain jugé toujours trop coûteux, comment ne pas se battre légitimement pour des acquis, tels que l’intermittence, ou des avancées inscrites dans la loi, telles que le droit de présentation des plasticiens ?
Mais chacun sent plus ou moins que l’on piétine face un changement radical de civilisation qui ne saura longtemps opposer les conquêtes du passé et la résistance au mouvement face au tsunami. Les artistes ne sont pas seuls à subir la destruction de leurs métiers par le formatage marchand et l’arasement total de la notion de « biens communs » due au néolibéralisme. Nous sommes dans l’époque difficile où le chômage et la précarité d’une très forte minorité légitime encore la souffrance au travail d’une majorité. Jusqu’à quand ? Quand s’opèrera le basculement annoncé de longue date par des visionnaires tels qu’André Gorz entre la nécessité d’opérer la séparation radicale entre le revenu et l’activité ?
Sur cette réponse, qu’on la nomme « revenu de base », « salaire à vie », « dotation d’autonomie »une effervescence intellectuelle s’exprime partout et notamment sur la toile. Ne nous le cachons pas : elle est loin de faire l’unanimité chez les professionnels de l’art, pour qui ne plus vivre – ou tenter de survivre- de leur œuvre sonnerait comme une délégitimation de leur savoir-faire singulier. Quoi, un artiste pourrait ne plus être un « artiste professionnel?» Oui, dans un monde futur où la profession cesserait d’être une carte d’identité sociale définitive et où la déconnection du revenu et de l’activité transformerait fondamentalement le rapport au métier. Et à la création, qui ne saurait se réduire à une « profession » excluant aujourd’hui la majorité des auteurs d’actes artistiques.
Valérie de Saint-Do
Contribution rédigée suite à la participation au séminaire organisé par le CRANE LAB (pôle recherche en art, éthique de l’art et régénération) en juin 2014 : L’Acte artistique – de l’écosophie à une économie de la contribution.
(1) « Quand on a un marteau dans la tête, on voit tous les problèmes en forme de clous ». Mark Twain. Serge Latouche ajoute : « le clou de l’Occident, c’est l’économie ».
Viens troquer ton superflu
contre des choses essentielles
après le flux, le reflux
sur la Terre comme au ciel.