Interview
Le Comptoir : Quel projet la décroissance propose-t-elle pour la société ?
Vincent Liégey : La décroissance, avant d’être un projet, est un outil sémantique qui a pour objectif d’ouvrir des débats de société sur le fait qu’une croissance infinie dans un monde fini est d’une part impossible, pour des raisons physiques, énergétiques et écologiques évidentes, et d’autre part non souhaitable. En effet, nous vivons dans une société dominée par la religion de la croissance et nous devons poser la question du sens : qu’est-ce qu’on produit, comment et pour quel usage ? La croissance pour la croissance nous rend-elle vraiment heureux ?
À partir de ce rejet, on peut ouvrir des portes et commencer à discuter de ce qui serait souhaitable de construire ensemble. Ainsi, la décroissance est une matrice de réflexions, d’expérimentations et de propositions susceptibles d’amorcer des transitions démocratiques et sereines vers de nouveaux modèles de sociétés à inventer, créer, expérimenter et construire qui seraient à la fois soutenables mais surtout désirables, conviviaux et autonomes.
Loin d’être un projet clé en main, nous mettons toutefois en avant un certain nombre de propositions qui nous semblent pertinentes et que nous avons développées dans notre ouvrage collectif « Un projet de décroissance ». En particulier, nous proposons la mise en place d’une dotation inconditionnelle d’autonomie (DIA). Elle consiste à donner, de la naissance à la mort, de manière inconditionnelle, ce que l’on considère démocratiquement comme nécessaire pour avoir une vie frugale et décente. La DIA est constituée de droits de tirage sur des ressources (gratuité du bon usage de l’eau, des énergies), d’accès à des services (santé, école, pompes funèbres, transport) en questionnant le sens de ceux-ci et aussi de monnaies notamment locales pour acheter nourriture, outils et vêtements.
« La décroissance en tant que rejet et projet rencontre déjà une adhésion très large aussi bien en France que dans l’ensemble des sociétés occidentales, y compris dans les classes populaires, et aussi dans les pays du Sud. »
La DIA est un outil de transition susceptible de repolitiser la société et de resocialiser la politique en nous réappropriant le sens de nos vies et de nos activités. Cette DIA est couplée à d’autres mesures, en particulier la mise en place d’un revenu maximum acceptable, la sortie de la « religion de l’économie » à travers la réappropriation démocratique des banques centrales, de la création monétaire et une réflexion sur le non-remboursement des dettes publiques illégitimes. On peut aussi ajouter nos réflexions sur le rejet de la publicité, outil central de colonisation de nos imaginaires, du complexe militaro-industriel, de l’obsolescence programmée ou encore des gadgets.
La décroissance peut-elle être à elle seule un projet politique rencontrant l’adhésion des Français et en particulier des classes populaires ?
Nous pensons que la décroissance en tant que rejet et projet rencontre déjà une adhésion très large aussi bien en France que dans l’ensemble des sociétés occidentales, y compris dans les classes populaires, et aussi dans les pays du Sud. On l’observe à travers un rejet toujours plus grand de ce monde mortifère de la consommation, de la compétition ou encore le rejet de la politique institutionnalisée (le premier parti d’Europe est l’abstention). Ce rejet est la conséquence d’un mal-être grandissant lié à des inégalités insupportables et aussi à une perte de sens.
Toutefois, la question du chemin reste la plus délicate. Si des idées de bon sens comme la soutenabilité, la relocalisation ouverte, le partage, la solidarité, la simplicité sont partagées par beaucoup d’entre nous, les diffuser de manière cohérente n’est pas simple. Ce sont les réflexions qui nous animent autour de stratégies de transformation : en particulier autour de nos réflexions sur comment changer la société sans prendre le pouvoir (car si on le prend, on est pris par lui) et donc la construction d’une masse critique. Ainsi la décroissance s’appuie sur quatre niveaux d’action : le collectif à travers les alternatives concrètes, le projet avec un projet de transition et aussi une réflexion sur ce que peuvent être des sociétés de décroissance, la visibilité comprenant l’organisation de rencontres-débats, de manifestations, le passage dans les médias, la participation à des élections de manière non-électoraliste, et le niveau individuel à travers la simplicité volontaire et la décolonisation de l’imaginaire.
L’enjeu, en allant bien au-delà de notre mouvement, en décolonisant notre imaginaire centralisateur, est de construire des convergences et des dynamiques susceptibles de nous réapproprier le sens que l’on souhaite donner à nos vies. De même, la question d’ouvrir ce débat au-delà de nos réseaux militants nous interpelle. En particulier ouvrir du dialogue avec les classes populaires est fondamental même si pas évident.
Pourquoi s’inscrire dans la logique partisane qui empêche de penser hors des cadres institutionnels politiques ? Pour remettre en cause le dogme de la croissance, ne faut-il pas agir en dehors des cadres ayant favorisé et promu ce dogme ?
C’est vraiment là l’une des plus grosses contradictions que nous devons appréhender. Nous vivons dans ce modèle de société que nous n’avons pas choisi et que nous rejetons. Mais qu’on le veuille ou non, nous en sommes imprégnés, aussi bien psychologiquement que socialement, culturellement qu’institutionnellement. Nous en dépendons aussi.
L’enjeu est donc, dans une logique de transition, de partir de la société telle qu’elle est et de tendre vers de nouveaux modèles étape par étape sur différents niveaux. D’où l’importance et la cohérence de ne pas s’inscrire dans une logique partisane ou centralisatrice du système mais, au contraire, de cultiver la diversité et la complémentarité des approches, des stratégies, des propositions et des expérimentations, plus ou moins en rupture avec le système. Ainsi, j’écrivais pour préparer les rencontres de Reporterre du 6 octobre dernier :
« Comment créer un réseau horizontal de collectifs, mouvements, partis, suffisamment ouvert pour éviter que l’on s’y étouffe par manque de liberté d’expérimenter et suffisamment cohérent, solidaire et visible pour faire pression sur les pouvoirs décisionnels et résister face à l’oligarchie ?
De même, comment repenser notre rapport au pouvoir pour éviter les pathétiques et destructeurs combats d’égos et de chapelles ? Comment changer la société sans prendre le pouvoir… ni le donner ?
Cela passe par plus d’ouverture d’esprit, prendre le temps du dialogue, s’écouter, sortir de ses dogmes, ses jargons, mais aussi faire preuve d’humilité et de patience, assumer cette dissonance et le fait que nous faisons face à des challenges gigantesques et que la recette magique n’existe pas ! »
Que pensez-vous des stratégies d’entrisme dans les partis traditionnels, à l’image de ce que pratiqueYves Cochet chez Europe Écologie-Les Verts (EE-LV) ?
Je pense que d’une part, Yves Cochet n’est pas dans une logique d’entrisme à EE-LV puisqu’il est l’un des fondateurs de ce mouvement. D’autre part, les logiques d’entrisme appartiennent à l’ancien monde, celui du pouvoir, des combats de chapelles, des logiques d’appareil. Ce monde est en train de s’éteindre et la transformation de la société passera par le dépassement des ses cadres. Toutefois, il est souhaitable de coopérer avec des personnes comme Yves Cochet, qui font un travail remarquable et complémentaire dans le cadre des institutions. Ils servent aussi de relais pour nos idées comme par exemple son rapport en tant que député européen, « Nourrir l’Europe en temps de crise ». La transformation de la société ne viendra pas d’en haut. Mais elle ne se fera pas non plus sans soutien d’en haut, non pas pour faire à notre place mais pour nous laisser nous réapproprier la loi, l’argent public et les communs qui sont aujourd’hui dans les mains de l’oligarchie financière. Toute avancée de nos réflexions, idées, propositions dans n’importe quelle sphère de la société est un espoir susceptible de réduire les violences déjà en marche ou à venir. L’enjeu n’est pas l’entrisme, mais d’essayer de mettre sur la table les questions et les idées qui nous semblent pertinentes.
« L’enjeu est trouver les bons équilibres et susciter du dialogue non-violent. »
Vous avez décidé de fonder un parti politique, or de nombreux décroissants ou précurseurs de la décroissance tels que Simone Weil ou Cornélius Castoriadis critiquent les partis comme étant par nature anti-démocratiques. Le parti serait par essence bureaucratique et s’opposerait à une forme de démocratie directe. Qu’en pensez-vous ?
Comme l’expliquons dans le communiqué de notre dernière rencontre, nous avons hérité d’un parti créé il y a une dizaine d’années et qui a toujours fait débat. Après de longues discussions, nous conservons cette entité qui est dorénavant devenue un collectif autogéré. Toutefois, cet outil, nous permet de faire avancer nos idées dans des milieux autres comme les institutions, les partis et mouvements politiques.
« Nous étions dans un parti et avons su le transformer en collectif à travers nos réflexions, échanges et notre mode de fonctionnement artisanal, collectif, horizontal, cogéré et surtout convivial.
Avec humilité, humour et auto-critique, nous essayons de colporter avec cohérence les idées de la décroissance, ses projets, ses programmes, ses chemins, ses méthodes… dans le respect de nos diversités. La transition est en marche et nous sommes donc bel et bien parti-e-s pour la décroissance. »
Gauche et droite ont depuis l’après-guerre marché de pair pour promouvoir la croissance. Votre parti dépasse-t-il le traditionnel clivage gauche-droite ?
La décroissance, comme nous le précisons dans un ouvrage collectif, s’inscrit dans une tradition politique de gauche puisque nous sommes animés par une volonté de justice sociale et environnementale et aussi d’émancipation en nous appuyant sur la démocratie, la non-violence et le rejet de toutes idéologies racistes ou xénophobes. Toutefois, oui, le dépassement de ce clivage pose question, d’autant plus que les gauches au pouvoir, du moins celles et ceux qui s’en sont revendiqués ont souvent failli ou trahi. Nous faisons face à l’effondrement de notre civilisation occidentale. Les pas de côté sont nécessaire, les repères idéologiques aussi. L’enjeu est de trouver les bons équilibres et susciter du dialogue non-violent.
Que pensez-vous des mouvements de protestation comme Notre-Dame-des-Landes ?
Nous sommes actifs et solidaires avec à la fois les mouvements de résistance contre les grands projets inutiles imposés (GPII) et aussi les expérimentations formidables mais dures qui voient le jour sur les zones à défendre (ZAD). Ces lieux, comme Notre-Dame-Des-Landes, sont symboliques de ces deux mondes qui se côtoient dans nos sociétés. D’un côté, une élite oligarchique méprisante, enfermée dans sa religion de la croissance qui impose avec violence des projets d’un autre temps et, de l’autre, ces nouveaux mondes autonomes, soutenables,non-violents qui voient le jour. Ces lieux sont d’excellents espaces d’expérimentation, de réappropriation de la démocratie et des questionnements sur la manière de gérer les communs, sur ce qu’on produit, comment et pour quel usage ?
« Nous sommes donc entièrement favorables au revenu d’existence, à condition qu’il s’inscrive dans un projet de société. »
Pourquoi soutenir le projet du revenu universel dans une optique décroissante ?
Nous sommes favorables à un revenu de base inconditionnel pour des raisons de justice sociale parce qu’il permettrait de réduire les souffrances toujours plus terribles liées aux inégalités et aux plans d’austérité. Nous y sommes également favorables car c’est un outil pour se désaliéner de l’emploi contraint et sortir de la centralité de la valeur travail. En revanche, on est très prudent, car si une telle mesure est mise en place sans avoir en parallèle une réflexion sur le sens de nos productions, de nos consommations ou encore sur la place très importante de la publicité dans nos sociétés, ça risque de déboucher sur quelque chose d’assez inquiétant où on relance la consommation de choses pas vraiment utiles. Et puis le revenu d’existence, dans la version de Milton Friedman, pourrait aussi déboucher sur la destruction d’un certain nombre de minima sociaux, de protections ou encore la remise en question du droit du travail.
Nous sommes donc entièrement favorables au revenu d’existence, à condition qu’il s’inscrive dans un projet de société, une réflexion beaucoup plus large autour d’une transition vers de nouveaux modèles économiques, locaux, alternatifs, qui prennent en compte les questions environnementales et ce questionnement qui est au centre de nos réflexions : qu’est-ce qu’on produit ? Comment ? Pour quel usage ? Et aussi, chose importante, à condition qu’il soit couplé à revenu maximum acceptable.
Comment organise-t-on notre décroissance à nous, pays occidentaux, en même temps que la croissance des pays du tiers-monde ?
La réappropriation de l’autodétermination des pays du « tiers-monde » ne peut passer que par la décroissance de la consommation dans les pays occidentaux. Nous sommes aujourd’hui 20% à nous approprier 87 % des ressources de la planète, qui plus est avec des empreintes écologiques ni soutenables, ni généralisables (il faudrait entre 3 et 7 planètes pour soutenir nos surconsommations). Cela contraint nos sociétés à entretenir un complexe militaro-industriel important, à nous engager dans des guerres impérialistes meurtrières et illégales, très souvent au nom d’arguments fallacieux comme la lutte contre le terrorisme, ou encore de nous appuyer sur des outils économiques de domination comme la dette et ses institutions économiques impérialistes comme le FMI ou l’OMC.
Nous devons donc commencer à réduire notre dépendance à l’assistance technique venant du sud et rompre avec l’escalade guerrière que l’on observe depuis le 11 septembre 2001, notamment dans le but de contrôler les régions stratégiques pour les énergies fossiles. Là aussi, les décroissants prônent un dialogue des civilisations dans une logique de transition et de respect de la diversité des cultures et des modes de vie, bien loin de l’imposture impérialiste du développement.
Être décroissant, est-ce sortir totalement du dogme de la croissance ou est-ce s’adapter à la pause actuelle de la croissance économique ?
Être décroissant c’est faire le choix de la démocratie, de la non-violence, du dialogue, de la décolonisation de nos imaginaires, de la simplicité volontaire, de l’abondance frugale face à l’effondrement violent de la société occidentale. L’enjeu est entre décroissance choisie ou récession subie, donc entre décroissance ou barbarie. Il n’y a pas un chemin pour sortir de cette impasse mais une diversité de réflexions, débats, déconstructions, expérimentations, propositions et stratégies dans le but de nous réapproprier de l’espoir dans un monde mortifère.
Nos Desserts :
- Le Twitter de Vincent Liegey et son Facebook
- Le livre Un projet de décroissance
- Le collectif Recherche et décroissance
- Centre de recherche et d’expérimentation sur la décroissance et la transition
- Interview de Serge Latouche, principal théoricien de la décroissance, sur L’Entreprise de L’Impertinence
- Un revenu universel pour sortir du capitalisme ? sur L’Entreprise de L’Impertinence
- L’intégralité de Entropie-Écologie-Économie de Nicholas Georgescu-Roegen, pionnier de la décroissance
- Faut-il refuser le développement ? Essai sur l’anti-économique du tiers-monde de Serge Latouche
- Aurélien Bernier parlait de décroissance dans Le Comptoir
Depuis le temps que je prêche la décroissance… heureuse de vous rencontrer !