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Déjà, le trajet en voiture n’est pas un plaisir. Il n’y a que 20 minutes entre l’appartement et la « grande surface » mais Sylvie n’aime pas conduire sur les grands axes. Par contre, une fois dans le magasin, elle sera beaucoup plus détendue, non pas parce que l’endroit est chaleureux mais parce qu’elle est seule, finalement tranquille. Elle a l’impression que c’est un temps pour elle. Cela dit, il ne faut pas traîner car à 17h30, il faudra être rentrée pour emmener Alexandre au tennis.
Sur le parking, c’est fête car une belle place l’attend, juste à côté des chariots et à moins de 20 mètres de l’entrée de du centre commerciale du Bois d’Aulne. Sylvie ne s’en souvient pas mais le nom du centre commercial fait référence à la forêt qui se tenait, jadis, en lieu et place du béton déversé par l’homme pour bâtir ce temple de la consommation. Il en reste quelques vestiges : un arbre à chaque entrée du bâtiment et un à l’intérieur de la galerie marchande.
Il y a quelques années, avant les 35 heures, Sylvie était contrainte de faire ses courses le vendredi soir ou la samedi. Le parking était alors complètement bondé et l’obligeait à une longue marche de 60 mètres, slalomant entre caddies et voitures. En tout cas, ce mardi en milieu d’après-midi, même si elle n’est pas seule dans le magasin, nous sommes loin de la cohue de la fin de journée ou du week-end. Allez, Sylvie entre dans la zone commerciale puis dans l’hypermarché derrière son caddie en plastic des plus manœuvrables. C’est alors une féerie de couleurs criardes et de lumières blanches qui s’abattent sur elles et l’interpellent, en même temps que les cliquetis des caisses font office d’ambiance sonore.
Dès les portiques passés, Sylvie est happée par les « promos » de la quinzaine. Et, comme à chaque fois, elle craque. Ce coup-ci, c’est l’Italie qui est mise à l’honneur et Sylvie dépose dans son chariot du vinaigre balsamique, de la sauce pesto et des pâtes. Tout laisse croire que ces produits proviennent directement d’Italie. La réalité est tout autre (1).
Ensuite, Sylvie chemine de rayon en rayon, selon un circuit bien rôdé. Son chariot se remplit progressivement tantôt suivant la liste qu’elle avait préparé la veille au soir, tantôt suivant les besoins qui se créent au rythme de sa déambulation. Elle n’oublie pas d’acheter le nouveau rasoir six lames de wilkingette, qui va vraiment changer la vie de son mari. De la même façon, elle choisit d’essayer un nouveau papier toilette triple épaisseur à l’odeur de menthe mais aussi un nouveau gel revivifiant et redynamisant aux micro-billes gommantes.
Sylvie continue sa pérégrination dans les larges allées du magasin … mouchoirs en papier, détergent, lessive, pains, viennoiseries et céréales (pour faire plaisir à ses enfants), petits gâteaux secs, pâtes, riz, quelques légumes frais, des conserves mais surtout des barquettes de viande, de la charcuterie, et des produits laitiers. Sylvie se dirige ensuite en direction de la poissonnerie. La seule proposant des produits frais à des kilomètres à la ronde se dit-elle, en oubliant les poissonneries itinérantes que l’on retrouve les jours de marché. Le saumon n’est pas cher et bien orange, il fait envie. Elle complète avec de la perche du Nil, un must comme lui dit le poissonnier. Sylvie est satisfaite. C’est difficile de faire manger du poisson à toute sa famille, mais c’est important. « On mange trop de viande » se dit-elle. Sylvie doit également préparer le week-end. Des amis viennent à la maison et tout doit être parfait. Avec son téléphone portable, outil indispensable pour faire ses courses, Sylvie appelle alors son mari pour se mettre d’accord sur le repas, ce sera un barbecue à « la plancha » électrique. Ce dernier en profite pour la conseiller dans le choix des vins et de la bière. Elle file rapidement acheter des saucisses, des merguez et des brochettes puis revient vers le rayon « liquide » pour choisir les alcools mais aussi le lait, l’eau et les sodas. C’est toujours un peu de paix sociale avec ses enfants se dit-elle. Elle finit par le rayon des surgelés. D’habitude, elle préfère se rendre dans une enseigne spécialisée mais là, elle n’a pas le temps. Elle choisit quelques plats préparés : des pizzas, des steaks hachés, , une poêlée de légumes à l’emballage emballant mais aussi des glaces. Elle pense alors au jeudi soir, et prend un poulet basquaise avec du riz. Elle n’est pas à la maison le jeudi, c’est zumba. Le plat « tout prêt », c’est plus simple pour tout le monde.
Une bonne heure et demi après son arrivée, Sylvie se dirige vers les caisses. Elle est satisfaite : elle est allée vite, a déniché quelques trouvailles qui, elle espère, vont faire plaisir à la famille. En plus, elle a acheté quelques produits « bio », plus que d’habitude. C’est son frère, François, qui va être content. Lui, il est très bio, se rend rarement dans les grandes surfaces. Il faut dire qu’il n’a pas de voiture, cela ne l’aide pas. C’est l’illuminé de la famille. Le révolutionnaire selon son père. Un doux révolutionnaire se dit Sylvie, car sa révolution, il la fait chez lui, au quotidien. Il fait son potager … sur son balcon, parle de zéro déchet avec des lombricomposteurs, se déplace en vélo et se rend dans une AMAP pour chercher des légumes. Il n’achète jamais de viande mais en mange à l’occasion. C’est toujours l’occasion de le moquer un peu.
Sylvie, le bio, elle trouve ça bien. Mais bon, ça coûte plus cher et ce n’est pas si bon que ça, et moins beau en plus. Enfin, elle a quand même trouvé de belles fraises bio en ce début du mois d’avril et aussi des pomelos. Certains produits sont estampillés « commerce équitable », elle en prend un peu plus, des tablettes de chocolat surtout. Tout le monde est gagnant se dit-elle. Sauf son porte-monnaie, mais il faut bien faire des efforts, un petit geste. Un premier pas vers la consomm’action se dit-elle.
Aux caisses, il y a un peu de monde. Elle patiente en pianotant sur sur son téléphone et regarde avec envie les caisses rapides car elle aimerait bien faire la caissière et scanner ses articles. Après quelques minutes d’attente, elle commence à déposer ses articles sur le tapis roulant. Un petit bonjour couplé à un regard furtif à la caissière, ou plutôt l’hôtesse de caisse, et puis ça bipe toutes les cinq secondes pendant quelques minutes. Total des courses, cent trente quatre euros. Sylvie sort sa carte fidélité. Grâce à elle, elle bénéfice de ristournes et cumule des points afin de s’offrir un bel article du magasin. La dernière fois, il y a un an demi, elle avait pu s’offrir un beau blender. D’ailleurs, il ne fonctionne plus depuis quelques semaines, ce serait bien d’en ré-obtenir un. Ce n’est pas qu’elle l’utilise souvent, mais à l’occasion, ça la dépanne.
Les sacs de courses sont bien organisés et Sylvie file rapidement dans les couloirs de la zone commerciale en évitant de lorgner les devantures des boutiques … la prochaine fois, se dit-elle. Il faut vite rentrer, sinon Alexandre va lui mettre la pression à peine le seuil de la maison franchi. Elle remplit son coffre, le ferme, ramène son chariot, récupère son jeton et finit par monter dans sa voiture. Avant de sortir du parking, comme d’habitude, elle en profite pour nourrir son automobile. Elle fait le plein.
Si les courses sont finies, la course ne l’est pas pour Véronique. Il faut rentrer et sur la route, il y a déjà plus de monde qu’à l’aller. Une fois arrivée chez elle, il faudra se rendre au tennis après avoir rangé les courses « sensibles » puis revenir et ranger le reste des courses, préparer le repas, faire une lessive, accueillir son mari puis essayer de discuter avec ses adolescents, sans oublier le ménage, et un peu de repassage. Finalement, vivement le boulot se dit-elle.
A suivre …/…
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(c) Illustration de Singer
(1) A l’instar des faux sacs Vuitton, la contrefaçon se développe dans l’alimentaire où la moindre faille est exploitée pour pouvoir vendre vendre … vendre par exemple de la mozarella, que Sylvie dépose dans son chariot, à base de lait concentré sous couvert de la mafia napolitaine.
Je ne suis même pas sûr qu’en lisant cette tranche de vie, la personne dont il est question réalise l’absurdité du sort qui lui est réservé et qu’elle accepte, au non du conformisme, du statut social à tenir. Elle ne voit pas la situation d’esclavage dans laquelle elle est tenue car toujours contrainte par le temps.
Ce récit décrit parfaitement la société qui nous ai imposé. Y échapper est un luxe que peu de gens ont. C’est trop tard pour que par raison nous puissions échapper à cette folle course.
Ce qui est flippant lorsqu’on lit la journée de Véronique, c’est de se rendre compte combien nos vies sont uniformisées, et combien elles sont tristes. Le Auchan de mon agglomération est devenu l’espace de rencontre des habitants. Certains y passent un long moment, entre les courses à faire, et les discussions entretenues avec des connaissances croisées par hasard. C’est devenu un lieu de vie, de sociabilité. Je crois même que c’est en Slovénie, où Auchan, accueille des antennes de l’état civil dans ses supers…
Sortir de ce système aliénant est difficile, j’essaye depuis plusieurs années d’être moins dépendant de la voiture et du supermarché, mais c’est une démarche qui demande beaucoup plus d’organisation (mais demande-t-elle plus d’énergie ?) notamment lorsqu’on passe par des marchés, des groupements d’achats, des AMAP, ou des épiceries solidaires / supermarchés coopératifs pour s’approvisionner.
Il faut dire que tout est fait pour la bagnole et les magasins en périphérie des villes. Pour combien de temps encore ? Lorsque les prix de l’énergie vont exploser, ce modèle basé sur des énergies bon marchés ne devrait plus être tenable… Ou alors seulement pour ceux qui auront les moyens ?
En tout cas, j’attends avec impatience la suite des aventures de Véronique! (va-t-elle finir comme Michael Douglas dans le film de Joël Shumacher « Chute libre ?)